Photo : Claude Bellavance
L’expression « domaine public » a été utilisée au moins trois fois à notre connaissance pour évoquer la poésie. Un recueil de Pierre Seghers paru en 1945 porte le titre Le domaine public. Les éditeurs de Robert Desnos ont intitulé une rétrospective de son œuvre, parue en 1953, Domaine public. Enfin, un recueil de poésie de Jean-Michel Maulpoix, publié en 1998, porte le même titre. Nous le reprenons à notre tour pour étendre sa signification à l’ensemble des poèmes qui ont fini par appartenir à tout le monde. Pour le moment, nous avons surtout mis en musique des poèmes de langue française, mais nous voulons intégrer aussi des traductions.
Montage de vers français, depuis François Villon jusqu’à François de Malherbe, en passant par Louise Labé, Étienne Jodelle, Philippe Desportes et Jean de Sponde. À part le sonnet de Jodelle, récité entièrement, des fragments ont été choisis pour constituer une sorte de parcours depuis le Moyen Âge jusqu’à la fin de la Renaissance. Nous avons mêlé des musiques originales « à l’ancienne » et des interprétations.
Les musiques sont de Guy St-Jean, sauf l’air de vielle à roue, par Claude Bellavance, la chanson traditionnelle anglaise « The Three Ravens » (publiée pour la première fois par Thomas Ravenscroft en 1611) arrangée par Claude Bellavance pour flûte à bec et théorbe, et la pièce de clavecin « Les baricades mistérieuses », de François Couperin, interprétée par Claude Bellavance. Le chant est de Guy St-Jean et les récitations sont de François Dumont. La prise de son et le mixage sont de Claude Bellavance.
Sources:
I. Fragment du premier vers du septième poème de la série Stances et sonnets de la mort, de Jean de Sponde (1555-1595).
II. Extraits de la « Ballade des pendus », de François Villon (1431-1463).
III. Deux premiers quatrains du « Sonnet VIII », de Louise Labé (1524-1566).
IV. Sonnet d’Étienne Jodelle (1532-1573).
V. Extraits d’une « Chanson » de Philippe Desportes (1546-1606).
VI. Strophe de l’ « Ode au roi Henri le Grand, sur la réduction de Marseille à l’obéissance de ce roi, sous les ordres du duc de Guise, gouverneur de Provence » (!), de François de Malherbe (1555-1628).
I.
Dedans l’air un autre air je respire.
II.
Freres humains qui apres nous vivez,
N’ayez les cueurs contre nous endurcis.
La pluie nous a debuez et lavez
Et le soleil deseichez et noircis.
III.
Je vis, je meurs : je me brule et me noye.
J’ay chaut estreme en endurant froidure :
La vie m’est et trop molle et trop dure.
J’ai grans ennuis entremeslez de joye :
Tout à un coup je ris et je larmoye,
Et en plaisir maint grief tourment j’endure :
Mon bien s’en va, et à jamais il dure :
Tout en un coup je seiche et je verdoie.
IV.
Comme un qui s’est perdu dans la forest profonde
Loing de chemin, d’oree, et d’addresse, et de gens :
Comme un qui en la mer grosse d’horribles vens,
Se voit presque engloutir des grans vagues de l’onde :
Comme un qui erre aux champs, lors que la nuit au monde
Ravit toute clarté, j’avois perdu long temps
Voye, route, et lumiere, et presque avec le sens,
Perdu long temps l’objet, où plus mon heur se fonde.
Mais quand on voit (ayans ces maux fini leur tour)
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien present plus grand que son mal on vient croire.
Moy donc qui ay tout tel en vostre absence esté,
J’oublie en revoyant vostre heureuse clarté,
Forest, tourmente, et nuict, longue, orageuse, et noire.
V.
Les pensers des hommes ressemblent
À l’air, aux vents, et aux saisons,
Et aux girouettes qui tremblent
Inconstamment sur les maisons.
Ces soupirs qu’ils sortent sans paine
De leur estomach si souvent,
N’est-ce une preuve assez certaine
Qu’au dedans ils n’ont que du vent ?
VI.
Les aventures du monde
Vont d’un ordre mutuel,
Comme on voit au bord de l’onde
Un reflux perpétuel.
L’aise et l’ennui de la vie
Ont leur course entresuivie
Aussi naturellement
Que le chaud et la froidure ;
Et rien, afin que tout dure,
Ne dure éternellement.
« Chemin tournant », de Pierre Reverdy (1889-1960), tiré de son recueil Sources du vent, multiplie les tensions : il est à la fois descriptif et allusif, sensuel et abstrait, emporté et désabusé. Nous avons jumelé la récitation de François Dumont au Prélude pour piano de Maurice Ravel que Claude Bellavance a arrangé pour orchestre.
Il y a un terrible gris de poussière dans le temps
Un vent du sud avec de fortes ailes
Les échos sourds de l'eau dans le soir chavirant
Et dans la nuit mouillée qui jaillit du tournant
des voix rugueuses qui se plaignent
Un goût de cendre sur la langue
Un bruit d'orgue dans les sentiers
Le navire du cœur qui tangue
Tous les désastres du métier
Quand les feux du désert s'éteignent un à un
Quand les yeux sont mouillés comme
des brins d'herbe
Quand la rosée descend les pieds nus sur les feuilles
Le matin à peine levé
Il y a quelqu'un qui cherche
Une adresse perdue dans le chemin caché
Les astres dérouillés et les fleurs dégringolent
À travers les branches cassées
Et le ruisseau obscur essuie ses lèvres molles à peine décollées
Quand le pas du marcheur sur le cadran qui compte
règle le mouvement et pousse l'horizon
Tous les cris sont passés tous les temps se rencontrent
Et moi je marche au ciel les yeux dans les rayons
Il y a du bruit pour rien et des noms dans ma tête
Des visages vivants
Tout ce qui s'est passé au monde
Et cette fête
Où j'ai perdu mon temps
« Saules », d’Hector de Saint-Denys Garneau (1912-1943), est l’un des poèmes les plus lumineux de son unique recueil, Regards et jeux dans l’espace. La pièce de piano qui accompagne la lecture de François Dumont a été composée et interprétée par Guy St-Jean.
Les grands saules chantent
Mêlés au ciel
Et leurs feuillages sont des eaux vives
Dans le ciel
Le vent
Tourne leurs feuilles
D'argent
Dans la lumière
Et c'est rutilant
Et mobile
Et cela flue
Comme des ondes.
On dirait que les saules coulent
Dans le vent
Et c'est le vent
Qui coule en eux.
C'est des remous dans le ciel bleu
Autour des branches et des troncs
La brise chavire les feuilles
Et la lumière saute autour
Une féerie
Avec mille reflets
Comme des trilles d'oiseaux-mouches
Comme elle danse sur les ruisseaux
Mobile
Avec tous ses diamants et tous ses sourires.
Eudore Évanturel (1852-1919), poète de Québec, n’a publié qu’un livre dans sa jeunesse : Premières poésies. Le recueil est mal reçu, parce que la fantaisie n’a pas bonne presse dans le milieu canadien-français de l’époque. Il faudra longtemps avant qu’on s’intéresse à lui. Guy Champagne le découvre en 1975 et Évanturel est depuis de plus en plus souvent considéré comme l’un des poètes québécois les plus subtils de son époque. Dans « Soulagement », mis en musique et interprété par Guy St Jean, le « spleen » rejoint la « note bleue ».
Quand je n'ai pas le coeur prêt à faire autre chose,
Je sors et je m'en vais, l'âme triste et morose,
Avec le pas distrait et lent que vous savez,
Le front timidement penché vers les pavés,
Promener ma douleur et mon mal solitaire
Dans un endroit quelconque, au bord d'une rivière,
Où je puisse enfin voir un beau soleil couchant.
O les rêves alors que je fais en marchant,
Dans la tranquillité de cette solitude,
Quand le calme revient avec la lassitude !
Je me sens mieux.
Je vais où me mène mon coeur.
Et quelquefois aussi, je m'assieds tout rêveur,
Longtemps, sans le savoir, et seul, dans la nuit brune,
Je me surprends parfois à voir monter la lune.
Extrait d’un cycle de poèmes belges et français de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, choisis, mis en musique et interprétés par Guy St Jean.
Francis Viélé-Griffin (1864-1937)
N’est-il une chose au monde,
Chère, à la face du ciel
— Un rire, un rêve, une ronde,
Un rayon d’aurore ou de miel —
N’est-il une chose sacrée,
— Un livre, une larme, une lèvre,
Une grève, une gorge nacrée,
Un cri de fierté ou de fièvre —
N’est-il une chose haute,
Subtile et pudique et suprême
— Une gloire, qu’importe ! une faute,
Auréole ou diadème —
Qui soit comme une âme en notre âme,
Comme un geste guetté que l’on suive,
Et qui réclame, et qui proclame,
Et qui vaille qu’on vive ?…
Extrait d’un cycle de poèmes belges et français de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, choisis, mis en musique et interprétés par Guy St Jean.
Miss Ellen, versez-moi le Thé
Dans la belle tasse chinoise,
Où des poissons d'or cherchent noise
Au monstre rose épouvanté.
J'aime la folle cruauté
Des chimères qu'on apprivoise :
Miss Ellen, versez-moi le Thé
Dans la belle tasse chinoise.
Là, sous un ciel rouge irrité,
Une dame fière et sournoise
Montre en ses longs yeux de turquoise
L'extase et la naïveté :
Miss Ellen, versez-moi le Thé.
Extrait d’un cycle de poèmes belges et français de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, choisis, mis en musique et interprétés par Guy St Jean.
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.